NOUS SOMMES TOUS DES ANGLOPHONES [1] !
Publié par Le Messager (Quotidien du Cameroun) № 4767
Par Albert MOUTOUDOU*
Les événements dans la partie dite anglophone de notre pays donnent lieu à de nombreuses réactions de nos compatriotes, qu’ils s’expriment au nom d’un groupe, parti ou à titre individuel cela est vital et salutaire pour le pays. Que reste-il donc encore à dire après tout ce qui a été dit ? Mon avis est que, de la situation en zone anglophone comme de tout ce que nous vivons dans notre pays, nous avons à peine commencé à parler. Il viendra un jour où les commentateurs des commentaires qui font les intéressants dans des débits de boissons découvriront qu’il y a mieux : à savoir transformer leur diarrhée de paroles en propositions à la réalisation desquelles chacun se sentira concerné et s’impliquera. Il viendra un jour où nos intellectuels qui dans l’ensemble se consacrent à l’art du clair-obscur, et pour quelques-uns d’entre eux à leur seule carrière qui les réduits au rôle de chiens de garde du pouvoir en place, comprendront que la haute mission des intellectuels est de travailler à la promotion de la pensée libre et de la pensée pour faire avancer leur pays, ainsi qu’on le voit ailleurs dans le monde.
La sagesse d’un groupe bantou dit ceci : « l’intelligence, c’est la cotisation ». Que chacun apporte donc son écot. Aucune contribution n’est de trop pour surmonter les écueils que 35 années du Président Biya ont semés sous nos pas. Puisqu’on assiste, une fois de plus, au spectacle du pouvoir jouant les pompiers pyromanes, c’est-à-dire criant au feu et créant hâtivement une commission sous la pression des événements, par quoi il prétend éteindre ledit feu qu’à défaut d’en être l’unique instigateur il a longtemps laissé couver sous la cendre.
M. Biya n’a pas accédé à la magistrature suprême dans des conditions d’impréparation qui furent celles de son prédécesseur M. Ahidjo. Lorsqu’en 1982 le Président camerounais prend les rênes du pouvoir cela fait vingt longues années qu’il est dans les arcanes du pouvoir. Depuis 1962, M. Biya a exercé diverses fonctions : conseiller du Président, directeur de cabinet, ministre, Secrétaire général à la présidence, Premier ministre… Si ce n’était pas encore assez pour connaître les dossiers, en particulier les dossiers sensibles qui mettent l’unité de la nation en danger, quel élève serait-il donc ? M. Biya a eu assez de temps pour savoir parfaitement les points durs entretenus par la division du pays entre des soi-disant anglophones et des soi-disant francophones. Et ce n’est pas un hasard si moins de deux ans après son accession à la présidence il s’empresse d’accommoder à sa propre sauce la Constitution sur ce point par la loi du 4 février 1984 qui transforme la République unie du Cameroun en République du Cameroun tout court. A la lumière de ce que le pays vit aujourd’hui, chacun pourra juger de l’efficacité de ladite loi au regard des problèmes à traiter.
Si en 1984 et à propos d’une question aussi sensible le Président avait au moins fait précéder le changement par un référendum, il se serait certainement fait une idée plus exacte de ce que les populations pensent dans les deux parties du pays et plus singulièrement dans la zone dite anglophone aujourd’hui en chauffe. Mais son choix fut de s’en remettre à son assemblée qui procéda à la modification constitutionnelle sans poser de question. Comme d’habitude. C’est un épisode analogue que nous avons vécus plus récemment, le 14 avril 2008, lorsque la Président décida de rendre illimité le nombre de mandats présidentiels, il refusa le référendum et laissa opérer le changement constitutionnel uniquement par ses députés.
Pendant qu’on enferme les populations dans des choix qu’ils réprouvent ou du moins dont on ne leur a pas donné l’occasion de discuter, on répète des injustices et on fait semblant de ne pas voir le mécontentement que cela engendre. Il ne restera plus que la posture du pompier-pyromane quand ce mécontentement ne pourra plus être contenu. Un proverbe d’un groupe bantou dit qu’en crottant un peu partout dans la case la chèvre se figure qu’elle se moque de la personne chargée de balayer, elle ne voit pas que c’est sa propre queue constamment barbouillée qu’elle insulte.
Après une commission pour traiter des problèmes que la modification constitutionnelle de février 1984 n’a pas su résoudre, je ne serai pas étonné que l’on nous propose, demain, la création d’une commission soi-disant pour résoudre la frustration et le mécontentement qui couvent parmi les populations depuis la modification constitutionnelle de 2008. En attendant, nos compatriotes anglophones probablement en colère au moins depuis 1984 sont aujourd’hui l’objet de tous les procès en sorcellerie comme ce fut le cas hier, en 2008, lorsque des jeunes tombés sous les balles de la répression furent accusés d’être manipulés par des apprentis-sorciers (selon le mot du Président) dont on attend toujours que les noms soient cités.
L’héritage de la colonisation autant que les règlements d’institutions qui prétendent gérer ce qu’on appelle le libéralisme (OMC, APE, etc.) fonctionnent bien souvent comme des bombes à retardement. Nous n’avions demandé ni à la France ni à la Grande Bretagne de diviser notre pays en deux parties à l’issue de la première guerre mondiale. Elles l’ont pourtant fait. Nous ne pouvons pas passer notre temps à pleurer sur les forfaits colonialistes, il nous revient de jouer les démineurs maintenant : c’est-à-dire d’accéder à cette intelligence qui voit froidement les enjeux dans le désordre ainsi créé ; désordre qui piège les populations de part et d’autre tout autant qu’il piège l’Etat camerounais, garant d’un héritage qui lui est tombé dessus certes, mais dans lequel il patauge parce qu’il est plombé par ses propres insuffisances.
Les libertés de réunion et d’association sont inscrites dans notre Constitution, le droit de grève aussi ; la liberté de manifestations publiques figure dans la loi de 1990. Cependant, dès qu’on veut user de ces dispositions, l’Etat sort ses grands moyens que sont des troupes casquées et bottées, des équipements pour la dispersion des foules (canons à eau, etc.) ; les personnes rassemblées sont tabassées, menées au commissariat pour de longs interrogatoires, fichées, menacées dans leur emploi, etc. On voit parfois dans une timide manifestation plus d’unités des forces dites de l’ordre que des manifestants. L’objectif visé est clair : ce déploiement des forces doit inspirer une terreur dissuasive. Que cela tienne lieu de programme politique en ce XXIème siècle est si misérable qu’on en viendrait presqu’à plaindre des dirigeants qui en sont encore là. Vous empêchez nos compatriotes dits anglophones de se réunir, de manifester, de parler, de faire grève, une fois, deux fois, et les gens se demanderont pour quelle raison il faudrait continuer à vivre sous cet ordre-là. Si vous poursuivez et ils songeront à voter avec leurs pieds. Ou pis…
Que l’Etat laisse les Camerounais s’exprimer librement dans leurs réunions et manifestations, dans leurs écrits. Qu’il fasse preuve d’écoute et d’ouverture à la discussion. Et, surtout, qu’il tienne qu’il n’y a aucun sujet tabou pour nos compatriotes dits anglophones. C’est sidérant que des organes de presse soient menacés au motif qu’ils feraient l’apologie du fédéralisme pour avoir donné la parole à tel ou tel compatriote qui en parle ! Il n’y a pas de sujet tabou quand on peut observer qu’en une quarantaine d’années l’Etat se permet de changer plusieurs fois d’avis sur un même sujet. C’est en effet le pouvoir qui décida tout seul de passer de la République fédérale à la République unitaire, puis de celle-ci à la République tout court. Il devrait donc accepter que des Camerounais aussi puissent en changer, et dans cette hypothèse la tâche de l’Etat est de s’occuper d’aménager des cadres d’un dialogue constructif avec des éléments représentatifs des populations, afin de trouver des solutions aux problèmes qui se posent.
Les variations intempestives de l’Etat sur le statut de notre République ne sauraient rassurer les populations et d’autant moins si comme en 1984 M. Biya s’abstient de faire valider sa modification par un référendum et confie la besogne à ses seuls députés. Le passage en force qui consiste à substituer le vote des députés au référendum fait immanquablement penser qu’il y a des desseins inavouables derrière la modification constitutionnelle. Et même si ce n’était pas le cas, la manière impose péniblement ce sentiment.
En revanche, si des cadres d’écoute et de dialogue existent réellement, alors dans la longue liste de griefs qui ne datent pas d’hier présentée par nos compatriotes dits anglophones on saura s’accorder sur les problèmes prioritaires à résoudre, définir les modalités de leurs résolutions, en particulier concernant les ressources, les indicateurs de performance, le calendrier. A intervalles définies à l’avance, on fait le bilan, les corrections s’il y a lieu et l’on passe à l’exécution des phases suivantes. Quand on montre ce souci de traiter des problèmes que les personnes les plus concernées ont identifiés, avec des hommes que l’on ne soupçonne ni de parti pris ni de surenchère, avec les moyens appropriés, avec le contrôle qui suit derrière, alors l’affaire est en partie gagnée.
Si à l’inverse l’Etat ne pense qu’à montrer ses muscles, disperser des manifestants, tabasser, couper internet, mettre en détention, puis à créer une commission qui se présente comme un appel aux éléments corruptibles, alors tous les désespoirs sont permis et l’on aura tout simplement placé une deuxième bombe à retardement à côté des premières. Pour l’heure, c’est malheureusement le cas. Les accusés (notamment l'avocat Agbor Balla, le professeur Fontem Neba et l'animateur de radio Mancho Bibissi) ont été produits dans la confusion le 13 février dernier à la première audience au tribunal militaire de Yaoundé, où, ils sont sous la menace de l’article 2 de la loi anti-terroriste. Ils risquent la peine de mort. Rien de moins !
Toutefois, le dépit de longue date de nos compatriotes dits anglophones ne doit pas leur faire perdre le sens de la nature de l’Etat camerounais sous Paul Biya. C’est un Etat au service d’un groupe d’hommes dont l’enrichissement se poursuit fiévreusement et avec esprit de suite. Quand vous entendez les sommes exorbitantes que l’on accuse quelques pontes de l’Etat d’avoir détournées, quand vous apprenez qu’un des jeunes ministres actuels a subi par trois fois des cambriolages à domicile pour des sommes en argent liquide qui s’élèvent au total à près d’un milliard et demi (et si l’on a 1,5 milliard en petites coupures à domicile, il y a tout lieu de penser que l’on a beaucoup plus dans des banques), quand vous savez que le salaire mensuels d’un député sans compter les avantages (voiture, frais d’électricité, d’eau, de téléphone, etc.) est de 850 000F, celui d’un sénateur d’environ 1 million de francs toujours sans compter les avantages, alors il est clair que dans ce pays il y a des gens qui disposent de très grandes fortunes.
Si l’on ajoute aux 180 députés et aux 100 sénateurs, la centaine de ministres et secrétaires d’Etat, le corps de hauts fonctionnaires, des officiers supérieures de nos corps de sécurité qui gèrent les budgets et peuvent passer des marchés ; si l’on y ajoute des hommes d’affaires qui sont dans les arcanes du pouvoir et bénéficient de toutes les facilités (commandes de l’Etat, défiscalisation et non paiement d’impôts, fausses facturations, prestations fantômes, etc.), le corps des personnes placées à la tête d’établissements divers (professionnels, hospitaliers, etc.) ; bref il y a là des hommes et des femmes très riches, qui jonglent avec des centaines de millions, des dizaines voire des centaines de milliards, au mépris des difficultés de nos populations. Ils sont dans toutes les parties du pays et dans la partie dite anglophone aussi bien. Ce serait une revendication absurde si certains de nos frères dits anglophones n’aspiraient qu’à accéder à cette minorité excessivement riche qui ruine le pays.
A côté de cette minorité il y a une classe moyenne très faible numériquement et, enfin, tout en bas tout en bas un océan de près de vingt cinq millions de Camerounais qui se demandent chaque jour ce qu’ils doivent faire pour vivre décemment. Ceux-ci constituent l’immense masse de la population, sur toute l’étendue du territoire, et aussi bien dans la zone dite francophone, y compris jusque dans la région natale du Président. Cette catégorie-là a partout les mêmes problèmes de survie : manque de travail, ressources extrêmement faibles voire inexistantes en face des besoins des scolarités des enfants, des soins de santé, de la nourriture et du logement, etc. Si une ethnie quelconque oublie que c’est cela la réalité camerounaise, alors elle se trompera de combat en voulant s’en prendre aux autres ethnies ; si une région oublie cela, elle se trompera de combat en voulant s’en prendre aux autres régions ; si les anglophones oublient cela ils voudront faire la guerre aux francophones et non à l’Etat Biya qui gère le Cameroun au seul profit d’un groupe minoritaire dont les représentants sont dans toutes les parties du pays.
Si des compatriotes dits anglophones se contentaient de réclamer de pouvoir être quelques-uns de plus parmi les plus riches à centaines de millions et à milliards dont je viens de parler, ce serait faire preuve d’une vue aussi courte que si des compatriotes dits francophones se mettaient à en vouloir aux anglophones parce qu’ils comptent plus de pauvres que ces derniers.
Le combat de l’immense masse des Camerounais réduits à la survie et aux expédients partout où ils se trouvent, c’est contre une petite classe des gens associés d’une manière ou d’autre, à travers l’Etat camerounais, à la prédation des ressources de notre pays.
En retour, les Camerounais de la partie dite francophone doivent montrer toute leur solidarité avec leurs frères dits anglophones. Par des formes diverses. Il faut saluer la résolution de quelques avocats francophones qui se sont pourvus en défenseurs auprès du collège d’avocats essentiellement formé d’anglophones pour la défense de nos frères en détention. Il faut que de toutes les parties du pays se créent des groupes de réflexion, des groupes de soutien, des groupes d’avocats pour la défense de nos compatriotes en difficulté.
NOUS SOMMES TOUS DES ANGLOHONES [1] !
Albert MOUTOUDOU *
Téléphone : (+ 237) 697 47 14 91
Email : albert.moutoudou@orange.fr
Du même auteur :
- Le retard des intellectuels africains. L'Harmattan, octobre 2009
- Kamerun, l'indépendance piégée. L'Harmattan, octobre 2011
- L'hypothèse panafricaniste. L'Harmattan, février 2015
[1] Pour paraphraser le Président américain John Fitzgerald Kennedy devant le Mur de Berlin le 26 juin 1963.