Youssouf Tata CISSÉ : « Père » de la charte de «Kurukan fouga» de 1236 ?
Chercheur chevronné, Youssouf Tata CISSÉ a été et restera un des maliens respectés et cités dans le monde universitaire à travers ses écrits, ses communications scientifiques dans les colloques et ses actions humanitaires quotidiennes.
Et pourtant, le voilà définitivement partir sans retour !
Qui est cet homme ?
Qu’est-ce que les apprenants juniors peuvent retenir de ce disparu ?
Youssouf Tata CISSÉ : un ethnologue, un historien, un enseignant-chercheur et un empêcheur de tourner en rond
Ce Marka, descendant des soninkés originaires de la région de Kayes, a vu le jour à San. C’était en 1935, que cet universitaire a fait ses premiers pas, dans la région de Ségou, quatrième entité administrative de la République du Mali, ancien Soudan de l’Afrique Occidentale Française. En s’intéressant à la trajectoire de sa vie, l’on pourrait croire que la position historique de sa date de naissance entre les deux guerres mondiales, a eu un impact sur le parcours du pédagogue Malien.
Après ses carrières scolaire et universitaire, il a montré son attachement aux réalités africaines en soutenant une thèse de doctorat sur « Un récit initiatique de chasse Boli-nyama » sous la conduite du Professeur Germaine DIETERLEN en 1973. Cette qualification lui a permis d’interroger le Mali profond notamment le Mandé à travers l’analyse et l’interprétation des mythes et des légendes populaires. Ces domaines d’investigation ont constitué un espace de dialogue entre le professeur et les sociétés secrètes locomotives du fil conducteur de l’organisation sociale et des pôles du pouvoir dans les communautés malinké. Ce travail gigantesque a créé une confiance entre l’auteur et les écoles initiatiques de la confrérie des chasseurs. Ce qui lui a permis d’être initié aux pratiques secrètes de cette communauté ésotérique des chasseurs dans les années « 1959 à Kéniégué, au sud du Mali, à 130 km de Bamako [1] »
Ce succès d’initiation de l’auteur est une invite aux jeunes sociologues et anthropologues à gagner le pari de l’immersion et de l’imprégnation dans les sociétés d’étude tout en gardant leurs identités scientifiques et en respectant toutes les rigueurs méthodologiques et épistémologiques des sciences sociales gages de toute production scientifique. C’est cet attribut du chercheur qui explique le fait qu’autant Youssouf Tata CISSE était écouté voire vivement sollicité à la Sorbonne par ses pairs et ses étudiants autant il était accueilli et ovationné par les chasseurs et les initiés dans le Mali profond. Il était un « chasseur des hommes ou un mafadoso » et un maître de la parole auprès de Wa KAMISSOKO, le grand traditionnaliste du Mandé. Les enseignements reçus auprès de ce maître du Mandé ont permis à l’ethnologue de conquérir le statut d’historien spécialiste du Mandé. Le mixage des cultures ethnologiques et historiques font qu’aujourd’hui les travaux du Professeur CISSÉ restent une référence pour une meilleure lecture et un fécond décryptage de la généalogie des agnats, des cognats, des lignages à travers les patronymes ou les noms de famille et des clans issus des différents fondateurs du mandé [2], profond.
Youssouf Tata CISSÉ, un parrain de la révolution copernicienne des sciences sociales au Mali
Dans les années soixante-dix, les professeurs maliens des sciences sociales couraient le grand risque en dispensant les cours de sociologie dans les grandes écoles comme : École Normale Supérieure (EN Sup), École Nationale d’Administration (ENA) [3]. Les Professeurs Bakary DEMBÉLÉ affectueusement appelé Kary [4] et Issa N’DIAYE ont été parmi les enseignants des écoles supérieures maliennes qui ont le plus souffert des persécutions et des tortures du Comité Militaire de Libération Nationale à cause des cours de philosophie qu’ils ont animés dans les amphis et les classes de ces écoles.
Malgré la présence de cette menace politique et de ces pressions administratives qui planaient dans l’architecture institutionnelle malienne contre les décrypteurs du jeu social des tenants du pouvoir, Youssouf Tata, dans les années 1975 et 1978, s’est tout de même investi, à son corps défendant, à organiser deux colloques sur le Delta central du Niger avec l’appui de la fondation SCOA pour la recherche scientifique en Afrique Noire [5]. Ces colloques organisés au moment où il était à l’Institut des Sciences Humaines de Bamako ont été une invitation aux autorités maliennes afin qu’elles comprennent que tout développement qui ne tient pas compte de l’organisation sociale de ses bénéficiaires est voué à l’échec. Il venait ainsi d’opérer une rupture épistémologique avec la tradition de l’intelligentsia malienne.
Cette rupture a eu deux portées scientifiques historiques.
D’abord la nécessité de tenir compte des sciences sociales sur les scènes de développement enfin la nécessité et surtout l’intérêt de créer des équipes de recherche pluridisciplinaires.
Ces appels ont semblé avoir eu un écho favorable à travers :
i) la réalisation des études et recherches au cours des années 1980-1990 par des chercheurs en sciences humaines et sociales de l’Institut des Sciences Humaines (ISH) avec ceux de l’Institut d’Economie Rurale (IER) sur la pêche dans le delta central du Niger ;
ii) l’intégration dans les années 1980, des chercheurs en sciences sociales dans les équipes de recherche en sciences biomédicales à l’Institut National de Recherche en Santé Publique (I.N.R.S.P.) et à l’Ecole Nationale de Médecine et de Pharmacie (ENMP) ;
iii) la collaboration interinstitutionnelle depuis les années 1996 entre l’Institut des Sciences Humaines et la Faculté des Lettres, des Langues, Arts et Sciences Humaines à travers les recherches archéologiques sur le « potentiel archéologique extrêmement riche [6] » du parc de Baoulé.
Partant de la qualité des participants à ces deux colloques et leur provenance, l’on peut retenir comme troisième dimension de ces rencontres scientifiques le souhait d’établir un dialogue sporadique et permanent entre les chercheurs d’une part et les différentes structures de recherche nationales et internationales d’autre part pour une large diffusion des résultats obtenus.
Cette démonstration a permis d’établir un partenariat fécond entre l’Institut des Sciences Humaines de Bamako et des institutions occidentales de recherche. On peut citer entre autres le partenariat entre l’Institut des Sciences Humaines et l’Ecole des Hautes Etudes Pratiques de Paris, entre l’Institut des Sciences Humaines de Bamako et l’Institut Archéologique Allemand depuis les années 1982 [7]. C’est ce partenariat qui a permis à certains chercheurs maliens de faire leur thèse de doctorat ou des stages de recherche dans les laboratoires de recherche à travers le monde et vice versa.
Par la tenue de ces deux fora de vulgarisation de résultats scientifiques, Youssouf Tata venait de démontrer à sa façon aux chercheurs que les résultats scientifiques ne sont pas destinés au fond des tiroirs encore moins à celui des armoires mais plutôt à être vulgarisés et appropriés par leurs pairs et la société entière pour améliorer les conditions de vie du corps social. Ce défi reste encore d’actualité dans les vocabulaires du développement humain durable du système des nations unies [8].
Aujourd’hui, l’on peut retenir que la tenue de ces deux colloques a permis aux jeunes chercheurs maliens émoulus des universités tout azimut de se lancer sur les scènes de développement tant isolés qu’en équipes.
Pour montrer la pertinence de ces idées en matière de collaboration et de partenariat dans le domaine de la recherche, le Professeur Youssouf Tata CISSÉ a élaboré en 1978 avec Emile LEYNAUD « Paysan Malinké du Haut Sénégal, Niger » aux éditions Imprimerie Populaire du Mali. Dans cet ouvrage, l’auteur a souligné que tant que l’Etat et ses partenaires ne tiennent pas compte des croyances et des traditions locales, soubassement du tissu social, le développement et le décollage économiques seront purement et simplement utopiques. Il venait de démontrer que tout développement part de l’homme et revient à lui avec ses dimensions multiples et pleines de fluctuations. Cette démonstration a involontairement posé les premiers jalons de la «socio-anthropologie du développement et du changement social» [9].
Dorénavant, le défi du développement n’est plus seulement de l’économie pure mais plutôt celui de la pluridisciplinarité et de l’interdisciplinarité. N’est-ce pas là une des réalités quotidiennes de la recherche africaine et malienne? En tout état de cause, ces succès scientifiques lui ont ouvert les portes du Centre National de Recherche Scientifique (CNRS) et celle de la Sorbonne.
Youssouf Tata CISSÉ, un humaniste et un défenseur des droits de l’homme
Combattant à sa façon la vision européocentrique de l’origine de la connaissance rationnelle en général et du droit positif en particulier, l’enseignant-chercheur s’est investi auprès des traditionnistes et griots malinkés pour exhumer et vulgariser « la charte du Mandé ou «Kurukan fouga». Ce texte quoique oral recèle tout de même les valeurs sacrosaintes des droits de l’homme contemporain diffusées et enseignées dans les Facultés et Institutions de droits modernes. En effet, ce que le droit positif privilégie et exige pour l’épanouissement de l’être humain en ce vingt unième siècle, la charte du Mandé l’avait déjà cerné depuis le treizième siècle. Cette vérité scientifique a été une des causes d’exclusion du héros par les puissants. Néanmoins, l’UNESCO s’en est approprié depuis 2009 [10] pour la mettre au service de l’humanité toute entière comme patrimoine mondial.
Youssouf Tata CISSÉ, un militant téméraire, un défenseur convaincu de la valeur intarissable de la formation des ressources humaines
La portée heuristique et scientifique des grands hommes est généralement mise à jour après leur disparition. Le Professeur des sciences sociales de la Sorbonne et le chercheur du CNRS n’a pas échappé à cette règle.
Tout en défendant les vertus des valeurs humaines, il a toujours pris position en faveur de l’Afrique, du Tiers Monde et de la masse populaire opprimée.
C’est pourquoi, il était un militant-conseiller de la Fédération des Travailleurs d’Afrique noire Immigrés (FETRANI).
En apprenant l’assassinat du capitaine Thomas SANKARA, l’ancien Président du Burkina FASSO, le 15 octobre 1987, il a dit à Nianguiry KANTÉ que ce panafricaniste n’était pas mort. Car la jeunesse de la FETRANI continuera son œuvre.
Professeur Youssef Tata CISSÉ était un fervent militant du Front Nouveau Citoyen (FNC) en France jusqu’à son décès.
Convaincu que le nerf de tout développement passe par la formation des ressources humaines, Youssouf Tata CISSÉ a été parmi les initiateurs de l’université de Ougadou dans la région de Kayes en 2011.
Vers le soir de sa vie, il venait d’achever avec d’autres militants panafricanistes la phase de réflexion de la création à Bamako d’une université privée à but non lucratif.
Au regard de tout cet héritage scientifique, éducatif et syndicaliste, l’on peut soutenir sans risque de se tromper que le départ de cet homme en ce mardi 10 décembre 2013 à Paris, équivaut à « la tombée d’un grand arbre ombrageux et fruitier» pour le Mali, l’Afrique et pour la communauté scientifique internationale.
Professeur Youssouf Tata, vous êtes un baobab. Or dans la cosmogonie tout comme dans la mythologie des communautés sédentaires maliennes particulièrement malinké et soninké, cet arbre fabuleux ne tombe jamais. De ses racines à ses feuilles en passant par son tronc, ses fruits et même son humus, le baobab participe pleinement à la survie, à l’émergence et à l’épanouissement de la société entière. Vous n’êtes pas mort, Professeur. Vous serez parmi nous pour toujours à travers vos œuvres. De Yaoundé à Alger en passant par Maputo, N’Djamena, Abidjan, Dakar et Bamako, les jeunes du continent africain et de la diaspora développeront vos idées et intensifieront votre combat. «Karamôkô» (Professeur), petit de Diabe Cissé, dors en paix.
Auteur : Soumaïla OULALÉ Attaché de recherche, Faculté des Sciences Sociales, Université de Ségou (Mali)
Article : "Hommage au Pr. Youssouf Tata CISSE : « Père » de la charte de «Kurukan fouga» de 1236",
in "Revue Africaine des Sciences Sociales et de la Santé Publique" N° 08, Janvier-Juin 2014, ISSN 1987-071 X, pp 104-107.
Bamako, Commune 6, Magnambougou, Immeuble Kora Film, rue 372 Porte 220 Tél. (223) 66 93 75 92
[1] http//maliactu.info/societe/youssouf-tata-cisse-sen-est-alle
[2] OULALÉ, S. 2012. La prise en charge psycho-sociale et médicale de fistule obstétricale dans la commune rurale de Siby. Mémoire de fin d’études, Master 2, Santé Publique, Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique, Bamako.
[3] Ces idées prennent leurs sources dans les cours de philosophie que j’ai reçus au Lycée Hammadoun DICKO de Sévaré de 1993-1997, à l’Ecole Mamadou KONATÉ de Bamako en 1997 et à la Faculté des Lettres, des Langues et des Sciences Humaines de l’Université du Mali en 1997-1998. Ces idées ont eu un écho favorable sonore lors de l’entretien que j’ai eu avec Nianguiry KANTE, Directeur de recherche et Doyen de la Faculté des sciences sociales de l’Université de Ségou à la veille de l’élaboration de ce travail sur l’auteur
[4] Bakary dit Kary DEMBÉLÉ était un philosophe qui a enseigné à l’ENSUP. Il fut décédé courant 2001. Aujourd’hui, l’amphi de l’EN Sup porte son nom.
[5] http//maliactu.info/societe/youssouf-tata-cisse-sen-est-alle
[6] DEMBÉLÉ M. & al .2005. Identification de sites archéologiques dans le parc du Baoulé, rapport, d’étape, Bamako, ISH-FLASH
[7] DEMBÉLÉ M. & al .2005. Op cit.
[8] Observatoire du Développement Humain Durable et de la Lutte contre la Pauvreté .2008. Document Projet (PRODOC), Bamako, Ministère du Développement Social, de la Solidarité et des Personnes Âgées –Programme de Développement des Nations Unies PNUD-Mali, Bamako.
[9] Olivier de Sardan, J.-P. 1995. Essai de la Socio-anthropologie du Changement Social et du Développement. Marseille, Karthala
[10] http//maliactu.info/societe/youssouf-tata-cisse-sen-est-alle
Références bibliographiques :
Références bibliographiques :
- DEMBÉLÉ Mamadi & al .2005. Identification de sites archéologiques dans le parc du Baoulé, rapport, d’étape, Bamako, ISH-FLASH
- KANTÉ, Nianguiry. 2013. Entretien oral sur la vie de Youssouf Tata CISSÉ au Décanat de la Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Ségou. Entretien réalisé le 26 décembre entre huit heures et neuf heures.
- LEYNAUD, Emile et CISSÉ Youssouf. 1978. Paysan Malinké du Haut Sénégal- Niger : tradition et développement rural en Afrique soudanaise, Mali, imprimerie populaire du Mali.
- Observatoire du Développement Humain Durable et de la Lutte Contre la Pauvreté .2008. Document Projet (PRODOC), Bamako, Ministère du Développement Social, de la Solidarité et des Personnes Âgées - Programme de Développement des Nations Unies PNUD-Mali, 28 pages
- OULALÉ, Soumaïla. 2012. La prise en charge psychosociale et médicale de la fistule obstétricale dans la commune rurale de Siby, Bamako, Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique, mémoire de Master 2 en Santé Publique, 137 pages.
- Olivier de Sardan, Jean-Pierre. 1995. Essai de la Socio-anthropologie du Changement Social et du Développement. Marseille, Karthala.
- http//maliactu.info/societe/youssouf-tata-cisse-sen-est-alle.